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samedi 26 novembre 2016

619-EUGÈNE DEGAND (1829-1911), PHOTOGRAPHE À NICE-7




- DEGAND Eugène (1839-1911), Nice - Restaurant de la Réserve, vers 1875,
carte cabinet, tirage albuminé de 15x9,6 cm contrecollé sur carton épais de 16,5x10,9 cm, Collection personnelle.
[N.B. : la datation des photos proposées et l'étude des lieux photographiés seront détaillées dans un prochain article].


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La ville de Nice et ses environs ont été photographiés dès les années 1850 par des photographes voyageurs et par des photographes natifs de la région. Eugène Degand (1839-1911) fait partie de la deuxième génération de photographes nationaux (années 1860-1880). Il s'installe à Nice en 1863 et est signalé dans les annuaires niçois comme peintre dès 1864 mais comme photographe seulement à partir de 1869. 

Il appartient à la première génération des photographes niçois dont font partie les portraitistes et paysagistes comme Pierre Ferret (1815-1875), Michele Schemboche (ca1828-1908), Alberto Pacelli (1821-après 1884), Luigi Crette (1823-1872), Miguel Aleo (La Havane, 1824 - après 1885 ?), Joseph Silli (c1838-après 1905), Charles Nègre (Grasse, 1820 - Grasse1880), Jean Walburg de Bray (Orléans, 1839-Nice, 1901 - voir l'article de ce blog sur Jean Walburg de Bray)...


Malgré des noms peu connus du grand public, certains de ces photographes ont joué un rôle national dans la vulgarisation de la pratique photographique et même dans la mise au point des procédés chimiques. 
Ainsi Charles Nègre, originaire de Grasse, avec une formation de peintre qu'il complète à Paris, s'intéresse-t-il à la technique photographique dès ses débuts, reçoit-il des commandes publiques et met-il au point un procédé héliographique breveté en 1856 avant de revenir dans sa région natale pour raison de santé et d'y occuper dès 1863 un poste de professeur au Lycée impérial de Nice. 
C'est le cas également d'Alphonse Davanne, ingénieur chimiste de formation, intéressé notamment par les techniques de développement et de fixation de l'image photographique positive et par la mise au point du soufflet tournant des appareils de voyage. Il est l'un des membres fondateurs de la Société Française de Photographie en 1854 (et son Président de 1867 à 1901) et il va s'associer à Nice avec Miguel Aleo dès le milieu des années 1860.

Il est probable qu'Eugène Degand se soit initié à la photographie à Paris, dans la fin des années 1850 ou le tout début des années 1860. Je n'ai pas connaissance de photographies parisiennes réalisées par lui mais il est probable qu'une partie de sa production reste inconnue, a disparu ou n'est pas identifiée. Ses clichés des années 1866-1870, qui sont les plus anciens connus, montrent d'emblée une déambulation sur l'ensemble de la Côte d'Azur, avec des paysages urbains et naturels. Ses photographies niçoises montrent d'ailleurs davantage la ville neuve et les nouvelles réalisations urbaines que les monuments anciens et reflètent davantage le tourisme hivernal des étrangers que la vie locale des niçois.

Eugène Degand a pris soin d'identifier la plupart de ses photos par un cachet au verso (voir l'article 1) sauf, semble-t-il, ses vues stéréoscopiques. Au recto, il n'y a parfois aucune indication ou seulement un titre, d'abord manuscrit puis imprimé.





Ses photographies sont contrecollées sur un carton bordé d'un liseré rouge (simple puis double) qui peut également présenter au recto, dès 1870, les mentions en capitales de son nom et de son adresse, le plus souvent seuls et plus rarement encadrant le titre. Dans ce cas, sont écrits, en rouge, "E. Degand" (en bas à gauche) et "Nice" (en bas à droite) et en noir le titre qui, dès le milieu des années 1870, occupe le centre de la partie basse avec des caractères rectilignes, gras et en italique, et qui deviennent droits au tournant des années 1890.









Ses photographies de grand format (notamment panoramiques, 30x20 cm) de la Côte d'Azur portent pour leur part un texte fin et noir indiquant à gauche, "E. Degand - Vues et Portraits", et à droite l'adresse de son magasin à Nice, "rue Paradis", précédée du numéro "6" (vers 1866-1875 puis vers 1888-1890) ou du numéro "8" (vers 1880-1887).







Les photographies qu'il réalise l'été dans la région d'Annecy, seul puis en collaboration avec le photographe suisse Auguste Pittier, montrent des versos identiques mais des rectos généralement plus sobres, sans indication ou portant seulement la mention du titre manuscrit ou imprimé de façons diverses. Quelques exemples montrent à nouveau cependant les mentions en caractères rouges, "E. Degand" et "Nice".

Ces remarques doivent cependant être nuancées par le fait que certaines de ses photographies (annéciennes notamment) sont éditées par d'autres que lui (comme Auguste Pittier) dans des collections qui peuvent ne pas indiquer son nom parmi les mentions écrites.

Enfin, il existe toute une part importante de tirages albuminés d'Eugène Degand, sur carton ou non, regroupés par les voyageurs de l'époque dans des albums personnels où ils ont été mêlés à des photographies représentant d'autres régions et pays et prises par d'autres photographes. La plupart du temps, ces photographies d'albums personnels (actuellement découpées et en vente sur Internet à des prix variant entre 15 € et 150 € chacune) indiquent le titre mais pas le nom de leur auteur ; elles ne peuvent donc être identifiées avec certitude que lorsqu'une photo identique en tous points, et pour sa part identifiée, est connue.



- DEGAND Eugène (1839-1911), Vue de Menton, vers 1880-1882,
carte de visite, tirage albuminé de 10,5 x 6 cm contrecollé sur carton épais de 11,8 x 7,2 cm, Collection personnelle.



C'est le premier problème que j'ai rencontré au début de cette recherche. Eugène Degand a photographié les mêmes endroits de la Côte d'Azur et de la ville de Nice pendant plusieurs décennies, faisant plusieurs clichés la même année, le même mois et le même jour et recadrant parfois de plus ses clichés, ce qui oblige à la plus grande prudence avant de pouvoir affirmer qu'il s'agit bien d'un cliché identique.



- DEGAND Eugène (1839-1911), Nice - Avenue de la Gare, vers 1884-1885,
carte cabinet, tirage albuminé de 15x9,6 cm contrecollé sur carton épais de 16,5x10,9 cm, Collection personnelle.
La prise de vue peut être datée entre 1878 et 1885. Le cachet anglais au verso implique pour sa part une date vers 1884 au plus tôt.



Enfin, et c'est le deuxième problème rencontré, Eugène Degand a côtoyé les autres photographes niçois et il a collaboré avec certains d'entre eux (comme Jean Walburg de Bray) ; ces derniers ont photographié pendant de nombreuses années également, les mêmes endroits emblématiques, du même point de vue, avec des résultats très proches (mêmes formats, mêmes cartons, mêmes titres). En cas d'absence de nom et de cachet, l'attribution d'une photographie à son auteur ne repose plus que sur quelques détails et notamment les aspects du titre qui restent encore à répertorier.
















samedi 19 novembre 2016

618-EUGÈNE DEGAND (1829-1911), PHOTOGRAPHE À NICE-6



- DEGAND Eugène (1829-1911), Quai Masséna, vers 1872-1874,
carte de visite, tirage albuminé de 10,5 x 6 cm contrecollé sur carton épais de 11,8 x 7,2 cm, Collection personnelle,
cette même photo existe en vue stéréoscopique, 8,5x10,7 cm et en 8x6 cm (années 1870).
Une prise de vue entre les palmiers, dans la courbe du Paillon, près du jardin public, avec les figurants habituels du photographe : l'homme moustachu, au pantalon au filet noir sur la couture, et la femme à l'ombrelle. Par contre, sur la droite, apparaît ici un homme à la barbichette noire, longue et frisée qui est rarement photographié par Eugène Degand mais que l'on retrouve parfois seul, sur les photos de la région de Nice mais également sur celles d'Annecy (Eugène Degand lui-même ?).


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Au bout de quelques semaines de recherches sur la vie et l'oeuvre du photographe Eugène Degand (1829-1911), il semble nécessaire de faire le point.
Né à Lille, rien n'est connu de son enfance et de son adolescence. Où achève-t-il sa formation de peintre (Paris ?) ? Vit-il uniquement, dès 1857, de son activité de peintre jusqu'à ses trente ans ? 

Sa participation à une "Exposition des Beaux Arts" à Toulouse, en 1862 nous révèle son adresse de l'époque : "Degand (Eugène), à Paris". Il y expose un tableau orientaliste (n° 87 du Catalogue, page 40), Le marché à la viande de Biskara (Biskra, Algérie)

A quelle date et auprès de qui se forme-t-il à la photographie ? Connaît-il Charles Nègre ou Jean Walburg de Bray avant sa venue sur Nice ? A quelle(s) date(s) vient-il sur la Côte d'Azur ? Commence-t-il par y faire des séjours hivernaux ? De quand datent son installation niçoise, l'ouverture de son atelier et de son magasin ?

Eugène Degand est signalé dans les annuaires niçois comme "Peintre de genre, place Saint-Etienne, 18", dès 1864 et 1865 mais une lecture attentive des listes professionnelles de ces mêmes annuaires permet de le voir également nommé sous la mention de, "Marchand de Lingerie" (commerce tenu par sa sœur Julie). 

Il est donc probable qu'il quitte Paris au cours de l'année 1863 pour s'installer à Nice. L'existence de photographies datées permet d'attester de la pratique photographique d'Eugène Degand sur Nice et sa région dès l'année 1866, et il semble que, dès cette époque, ce dernier possède déjà son atelier place Saint-Etienne mais également son magasin au n° 6 rue Paradis (adresse précisée au recto de ses photographies ; la rue Paradis existe déjà sur un plan de Nice daté de 1856). Rien n'empêche d'envisager que des séjours à Nice soient cependant antérieurs de quelques années (vers 1859-1863 ?). 


Eugène Degand n'affiche au départ, dans les annuaires, que sa fonction de "peintre" (il expose au Salon de Paris, de 1857 à 1868 ; cf. un tableau de Venise, page 34-35), même s'il pratique déjà la photographie (vues stéréoscopiques et portraits) ; dès 1870, il affiche les deux fonctions de "peintre et photographe" et dès 1877, uniquement la fonction de "photographe". Les deux fonctions restent cependant présentes dans des publicités, au verso des photographies et dans des ouvrages jusqu'en 1883 ; à partir de cette année-là, il n'affiche plus que la seule fonction de "photographe", sans que cela puisse signifier pour autant l'arrêt total de son activité de peintre (portraits et paysages de petit format).

Dès le début des années 1870 (et peut-être jusqu'au début des années 1890), sa présence est attestée les étés dans la région d'Aix-les-Bains (site du patrimoine d'Aix-les-Bains) et surtout d'Annecy (vues urbaines et paysages naturels) où il suit le flux des touristes étrangers (comme de nombreux photographes, les hôteliers et biens d'autres professions). Il édite des photos individuelles sur carton et il publie des séries ("Savoie Pittoresque") et des recueils de photos d'Annecy et sa région (cf., le n° 3 de la vente aux enchères du recueil, Annecy, 1889, composé de 11 photographies). 

Il semble qu'il n'ait jamais eu de magasin dans cette région mais il est probable qu'il s'y soit associé avec le photographe et éditeur suisse Auguste Pittier (1845-1920) qui possédait, dès 1876, un atelier à Bonneville puis, dès 1888, une succursale à Annecy. La même photo peut être signée Pittier ou Degand. Un ensemble de 10 photographies conservées par la BnF atteste notamment de la signature des deux hommes. 



- DEGAND Eugène (1829-1911) et PITTIER Auguste (1845-1920), Le Lac d'Annecy, Vue prise du Nord, 1887,
don de M Grivaz, maire d'Annecy, à la Société de Géographie (Paris) en 1887,
cf., l'image sur Gallica.



Les photographies d'Eugène Degand, parfois reproduites dans les bulletins du Syndicat d'Initiative d'Annecy, étaient en vente chez plusieurs libraires-éditeurs de la ville comme :
- L. Bernaz : la librairie est ouverte en 1868, attestée dans le début des années 1870 et cédée en mars 1872 à Adolphe L'Hoste (un carton d'E. Degand daté de juillet 1871, un autre d'août 1872),
- L'Hoste et Cie : librairie Place Notre-Dame, acquise en mars 1872 à L. Bernaz, attestée en 1874 et dans les années 1880 (un carton d'E. Degand daté d'août 1872 ou 1874), 
- Burnod : la librairie Jean Burnod [1817-1882] est attestée dès 1864 et cédée à son fils Jean Claude Burnod [1847-?], en mars 1877 (librairie C. Burnod), au 6, rue Royale où elle est encore attestée en 1906. Les vues d'Annecy et ses environs sont montées sur d'épais cartons noirs comme le révèle Georges Grandchamp ("Histoire de la photographie à Annecy avant 1940", Annesci, T 28, 1987) mais également sur des cartons colorés (CDV et Cabinet de couleur jaune pâle et vues stéréoscopiques de couleur rouge-orangé)
Enfin, certaines épreuves (comme dans la région niçoise) étaient peintes (aquarelle) à la main (photos conservées à la BnF : cote EO-336-BOITE FOL A).

J'en profite pour remercier ici les responsables et les personnels de la BnF et ceux des Archives Départementales de Haute-Savoie qui ont eu la gentillesse de me communiquer des renseignements. A Annecy, ils ont même, pour l'occasion, été jusqu'à dépouiller un fonds photographique (fonds Georges Granchamp, 5 J) qui s'est avéré contenir de nombreuses photographies d'Eugène Degand.

Cette activité annécienne permet d'attester de la pleine activité de photographe d'Eugène Degand pendant les années 1880-1890. En effet, je commençais à avoir des doutes et me demandais s'il n'avait pas, dès cette époque, réduit son activité pour se contenter d'exploiter son fonds existant. Ce n'est donc pas le cas. Ce qui m'avait amené à me poser cette question me semble intéressant car cela interroge sur la subjectivité du chercheur.

Je venais de constater que le photographe Jean Giletta mélangeait dans l'édition de son album intitulé, Provence - 19 janvier-6 février 1892 (BnF, cf. l'ouvrage sur Gallica) des photographies récentes et personnelles avec celles de Jean Walburg de Bray (notamment F. 20) datant des années 1870, ce qui m'a éclairé. Naïvement, je pensais qu'une édition de photographies régionales veillait à présenter des photographies très récentes reflétant les lieux. C'est certainement le cas pour les lieux urbains en constante évolution mais moins le cas pour des vues davantage pérennes et notamment les paysages naturels. 

Je me suis donc demandé si Eugène Degand faisait de même. Et bien, oui. Dans le Plan-Album de la Ville de Nice (édition augmentée de 1882-83), le tirage albuminé original qui permet d'individualiser l'édition (collé sur l'encart publicitaire qui lui est dédié en page 8), Palmiers des terrasses du Casino de Monte-Carlo, peut dater du milieu des années 1870 (Bibliothèque niçoise du Chevalier de Cessole). La photographie a en effet déjà été éditée en 1875 dans un album intitulé, Souvenir de Nice et ses environs (BnF), et la prise de vue date donc au plus tôt de sept ou huit ans. Elle se voit intégrée dans un Plan-Album de la Ville de Nice en 1882 qui montre parallèlement des vues du nouveau Casino de Monte-Carlo, inauguré en janvier 1879, entretenant l'ambiguïté



- DEGAND Eugène (1829-1911), Palmiers des terrasses du Casino de Monte-Carlo,
Leschevin Edmond et Langlois Edouard, Plan-Album - Nice & Monaco, sans date (fin 1881-début 1882),
 Paris, Imprimerie Mouillot, encart publicitaire, page 8, Nice, Bibliothèque du Chevalier de Cessole.

- DEGAND Eugène (1829-1911), Palmiers à Monte-Carlo, vers 1874-1875,
photographie extraite de l'album (F. 17), Nice et ses environs, 1875, 
 album de 25 photographies positives sur papier albuminé 
d'après des négatifs sur verre au collodion ; 32 x 41 cm (vol.), Paris, BnF, cf. l'album sur Gallica



La datation des photographies devient donc impossible si l'on en vient à considérer que, dans l'édition de 1875, la photo des Palmiers des terrasses du Casino de Monte-Carlo peut, là aussi, être antérieure de quelques années (entre 1863, date de l'ouverture du Casino, et 1875). En fait, ce n'est pas le cas, cette photographie des Palmiers étant par ailleurs vendue par Degand, montée sur carton dès le milieu des années 1870. 



- DEGAND Eugène (1829-1911), Terrasses du Casino de Monte-Carlo, vers 1875,
photos stéréoscopiques légèrement différentes des autres photos, Collection privée.


 - DEGAND Eugène (1829-1911), Terrasses du Casino de Monte-Carlo, tirage vers 1880-1882,
recto et verso d'un cliché du milieu des années 1870, Collection privée.



Il en existe d'ailleurs une version colorée à la main (aquarelle).


- DEGAND Eugène (1829-1911), Palmiers des terrasses du Casino de Monte-Carlo, vers 1875-1880,
aquarelle sur tirage albuminé, Collection privée.


Toute cette réflexion m'avait donc conduit à me demander si Eugène Degand ne se contentait pas de réutiliser son fonds ancien (vers 1865-1880) dès les années 1880, même si certaines architectures nouvelles fournissaient indubitablement de nouveaux sujets au photographe. Il s'avère donc que non. Eugène Degand est bien resté actif jusqu'au début des années 1890, quitte à mélanger dans ses ouvrages, comme les autres photographes de l'époque, des vues anciennes et des vues récentes.

Dans la région niçoise (comme dans la région annécienne) Eugène Degand disposait de points de vente dans des librairies à Monaco, Menton, Cannes et Nice (Librairie de Joseph Viale [1847-1886], attestée à Nice au 19, avenue de la Gare de 1884 à 1887 [ouverte entre 1879 et 1883] puis au n° 25 de 1888 à 1892, actuelle avenue Jean Médecin) mais également chez des opticiens comme Théodore Doninelli (dès la seconde moitié des années 1860) et E.A. Pouzet (au début des années 1870) à Nice et G. Cresto à San Remo (Ligurie, au début des années 1890) ou encore le magasin Ravel dénommé, "Grand Bazar du Petit Paris", à Hyères (Var, au milieu des années 1870). A Vichy, certaines vues stéréoscopiques de Degand portent au verso le tampon de "G. Gimon".

Les cachets répertoriés d'Eugène Degand (présents au dos des cartons sur lesquels les photographies sont contrecollées) s'avèrent des indices de datation fiables sauf que chacun d'entre eux est tout autant utilisé pour de nouvelles prises de vue que pour des retirages de prises de vues antérieures, l'artiste exploitant son fonds ancien. 












jeudi 17 novembre 2016

617-UN THÈME BIBLIQUE : DANIEL, BEL ET LE DRAGON (DN 14)-3

 - Bible de Reims, B.M. Reims, Ms. 18, fol. 62v, Est de la France, vers 1120-1140. Dans le cadre de l’initiale D de DANIHELE de la Préface de Jérôme au Livre de Daniel, le prophète, imberbe, est représenté avec le corps de trois-quarts et le visage de profil, vêtu à la mode persane, avec le manteau, la tunique courte et le bonnet phrygien. Le prophète tend l’un des pains meurtriers, apportés dans un repli de son sac, au dragon situé à sa droite ; le monstre se retourne et saisit de sa gueule dentée la nourriture ainsi offerte.


VOIR LE DÉBUT DE CET ARTICLE



LES ŒUVRES ROMANES
  
A l’époque romane, les thèmes étudiés sont présents dans l’enluminure comme dans la sculpture. 

ENLUMINURE
Quelques manuscrits des XI° et XII° siècles proviennent d'Italie, d'Espagne du Nord et de Bourgogne. 
Seule la Bible catalane de Roda (Paris, B.N.F., Ms. latin 6-3), qui date du second tiers du XI° siècle, présente un cycle dessiné ancien et exceptionnellement détaillé des Livres des Prophètes et consacre cinq  pleines pages illustrées au Livre de Daniel (fol. 64 à 66v)


- Bible de l'abbaye Saint-Pierre de Roda (Catalogne), Paris, B.N.F., Ms. Lat. 6 (3), fol. 66 v°, milieu ou troisième quart du XI° siècle
 (description détaillée ci-dessous).



Une partie du folio 66v détaille le quatorzième chapitre de l’ouvrage en six vignettes successives évoquant dix scènes :


Daniel et le roi Cyrus au Temple de Bel : alors qu’un serviteur répand de la cendre sur le sol, l’un des prêtres émerge du passage secret débouchant sous l’autel pour dérober de la nourriture et signifier ainsi le festin nocturne,

Daniel renversant l’idole devant le roi et L’Arrestation des prêtres de Bel : l’image montre le subterfuge découvert. Daniel, devant le roi, renverse l’idole de Bel du bout d’un bâton alors qu’un soldat armé d’une lance, dans un geste semblable, arrête les prêtres à leur sortie du passage secret. Dans cette image, comme dans la précédente, le dieu Bel est représenté sous les traits d’un homme imberbe, avec les cheveux courts et une coiffe faite de quatre éléments (plumes ?) ; assis les jambes croisées à l’orientale, il est vêtu, écarte les bras et fait un geste de la main gauche.

- Daniel empoisonnant le serpent : en présence du roi couronné, Daniel est représenté imberbe et auréolé, la tête tournée vers le serpent représenté sous la forme d’un dragon ailé, situé à sa gauche ; Daniel a cependant le buste de face et les jambes tournées vers le roi. Le dragon dévore déjà l’une des boulettes mortelles alors que le prophète s’apprête à lui en lancer deux autres.

- Les Babyloniens menaçant le roi Cyrus,

- Daniel dans la fosse aux lions, nourri par Habacuc transporté par l’ange,

et L’exécution des ennemis de Daniel, dévorés par les sept lions.


SCULPTURE
Les quelques manuscrits romans s'ajoutent aux modèles antiques et tardo-antiques (sarcophages, verres gravés, coffrets), voire mérovingiens (sarcophages, plaques-boucles avec les représentations de Daniel entre les lions et de Daniel entre les lions secouru par Habacuc) qui ont pu influencer les sculpteurs.

Il faut tout d'abord insister sur le fait que cet article, visant à mettre en lumière les épisodes de Bel et du Dragon, possède deux gros défauts : il isole les œuvres de leur contexte (sculptures) et donne une vision faussée de l'ensemble des représentations consacrées à Daniel. En effet, il ne faut pas s'y tromper, l'écrasante majorité des scènes romanes consacrées à Daniel repose sur l'épisode de la Fosse aux lions (Dn.6 et Dn.14). Seuls 10% environ des œuvres évoquent les épisodes étudiés.


En ce qui concerne le contexte, il apparaît plus évident sur les reliefs romans mais est plus diffus lorsqu'il s'agit d'ensembles de chapiteaux. Il faut donc préciser que les chapiteaux de Bel et du Dragon s'inscrivent le plus souvent dans un ensemble où la scène de Daniel dans la fosse aux lions prédomine en place (grand chapiteau ou face centrale du chapiteau) et en nombre (souvent deux chapiteaux ou plus consacrés à ce thème, auxquels s'ajoutent les chapiteaux d'autres campagnes de construction), et voisinent avec de nombreux chapiteaux où se note la présence de lions affrontés et de lions  accostant, imposant ou dévorant des personnages (Babyloniens jetés dans la fosse ou pécheurs), celle de scènes de combats d'hommes confrontés à des animaux ou à des monstres (serpents, dragons, quadrupèdes) parmi lesquelles on reconnaît parfois Saint-Michel ou Samson, et celle d'images de Salut (élus aux bras levés, aigles) et de victoire

Enfin, comme sur les sarcophages paléochrétiens, les scènes étudiées voisinent avec d'autres thèmes et notamment le Péché originel, l'Adoration des Mages, la Tentation du Christ ou encore la Parabole du pauvre Lazare et du Mauvais Riche, et il sera nécessaire (dans un prochain article) de revenir sur les liens symboliques qui relient toutes ces scènes entre elles.

Près d'une trentaine d'exemples sculptés ont été recensés, essentiellement des chapiteaux mais aussi quelques reliefs qui datent majoritairement du XII° siècle. Ils ornent indifféremment toutes les parties de l’édifice religieux (crypte, chœur, transept, nef), au nord comme au sud, et à l’intérieur comme à l’extérieur (chevet, portail, cloître)

Ils sont localisés dans le nord de l’Espagne et surtout dans le quart sud-ouest de la France (Landes, Gironde, Lot-et-Garonne, Corrèze), dans une région marquée notamment par l’influence de Toulouse, Moissac, Saint-Sever, les routes de pèlerinage vers Compostelle et les échanges avec l’Espagne du Nord.

Peut-être faut-il placer l’émergence de ces thèmes dans le cadre des relations artistiques établies vers 1100 entre le chantier de Saint-Sernin de Toulouse (chapiteau de Daniel de la tribune ouest du croisillon sud) et celui de la cathédrale de Jaca (Espagne, Aragon, chapiteaux de Daniel du portail ouest et du cloître) ?


- Chapiteau de  la cathédrale de Jaca (Aragon), portail occidental, ébrasement sud, vers 1100 (1095-1115).
 Ce chapiteau semble offrir, sur la face principale, la scène de Daniel brandissant le serpent entre deux figures nues saisies d'effroi (babyloniens) et, sur une face latérale détériorée (non visible ici), la scène de l’Arrestation ou du châtiment des prêtres de Bel (Dn.14,21-22)
Le chapiteau voisin (non visible ici) montre la scène de Daniel dans la fosse aux lions secouru par Habacuc et accosté du roi.


 - Chapiteau déposé provenant du cloître de la cathédrale de Jaca (Aragon), (fonts baptismaux de l’église Santiago y Santo Domingo de Jaca), début du XII° siècle.
Le chapiteau, ponctué de têtes humaines et de gueules de lions, montre notamment Daniel (à droite) portant son sac de pains empoisonnés et tenant le serpent.


- Chapiteau de la crypte de l’ancienne église Saint-Girons d’Hagetmau (Landes, diocèse d’Aire, vers 1120-1130). Ce chapiteau  réserve deux de ses faces (non visibles ici) à la Parabole du mauvais riche (Lc.,16,19-31) et présente sur les deux autres faces Daniel empoisonnant le serpent
Daniel, de profil, lance une boulette au dragon. Le monstre, sculpté sur la face voisine, est représenté avec un corps puissant et de longues ailes ; il enroule et déroule (pendant son agonie ?) ses magnifiques anneaux recouverts d’écailles, une boulette encore visible dans sa gueule dentée placée sous la volute d’angle.


Au centre de la France, un groupe de chapiteaux berrichons (Indre, Cher, Allier) s’avère cependant différent et semble relever, pour sa part, du rayonnement des chantiers de Saint-Benoît/Loire, Bourges et Déols. La présence d'un chapiteau au porche de Saint-Benoît/Loire relance notamment le problème de la datation de la sculpture de cet édifice. 



- Chapiteau de l'étage du porche de l'abbatiale Saint-Benoît/Loire, XI° s. (fin du XI° s. ?).
La scène, dédoublée, montre Daniel tenant de la main gauche le dragon et de l'autre tirant la barbe du roi, en présence d'une petite tête évoquant l'idole de Bel. La queue du dragon enserre le cou de babyloniens se tenant par la taille (lien des prêtres de Bel et des ennemis de la vraie foi).



Enfin, quelques chapiteaux en Bourgogne (Gourdon, Sâone-et-Loire, début du XII° siècle) et sur ses marges (Bâgé, Ain et Rozier-Côtes-d'Aurec, Loire, milieu du XII° siècle) montrent la présence des thèmes  étudiés sur ce territoire, ce qui est confirmé par l'enluminure du second quart du siècle (Bible de Saint-Bénigne de Dijon).



- Chapiteau de l'église Notre-Dame de Gourdon (Saône-et-Loire), (retombée nord de l'arc triomphal ?), vers 1100 (1090-1110). Daniel, debout à l'angle du chapiteau (nu ?), au milieu de motifs cosmiques, tient de la main gauche le serpent (qui se déroule sur la face centrale) et de la droite une boule de pain empoisonné. Un autre personnage (peu visible) apparaît à l'angle opposé, bras écartés (à nouveau Daniel ?).



Globalement, l'ensemble des exemples est situé en France méridionale, au sud de la Loire et principalement en Aquitaine. Si les styles et traitements des chapiteaux sont différents dans les groupes évoqués, il y a cependant des similitudes sur le plan des compositions et du choix des scènes. 

Le détail donne cependant une vision beaucoup plus complexe et des liens différents. Si l'on prend par exemple le chapiteau de Rozier-Côtes-d'Aurec, (Loire), il évoque par son contexte architectural l'influence bourguignonne, par sa composition le chapiteau berrichon de Saint-Désiré (Allier) (les deux édifices dépendaient depuis la seconde moitié du XI° siècle du prieuré de Saint-Michel-de-Cluse en Piémont) et par son style l'influence espagnole.


Quelques rares œuvres évoquent l’ensemble du chapitre 14 avec la représentation ou l'évocation des trois scènes mais le plus grand nombre illustre deux épisodes seulement.


- Chapiteaux du pilier sud de l’entrée du chœur (partie droite) de la cathédrale de Chur (Suisse, Grisons), fin du XII° siècle. Alors que la corbeille principale est consacrée à la scène de Daniel entre les lions secouru par Habacuc et accosté du roi, les trois plus petits chapiteaux de droite présentent respectivement sur l’angle, la figure de Bel, celle du roi Cyrus assis (identifié par une inscription) et celle du dragon. Il est à noter que les petits chapiteaux présentent simplement les protagonistes, sans aucune narration. L’idole de Bel est ici une figure mi-humaine mi-démoniaque aux bras levés qui se présente nue avec une tête monstrueuse cornue et repose sur une colonnette torsadée. Le dragon, présenté de face, déroule sous ses ailes éployées (refaites) toutes les circonvolutions de son corps de reptile. Les faces et chapiteaux de gauche (non visibles ici) présentent Habacuc sur la face latérale du grand chapiteau, puis deux figures d'anges encadrant un évêque sur les trois petits chapiteaux de gauche.



- Chapiteau (faces ouest, sud et est) de l'église de Saint-Désiré (Allier), mur gouttereau nord de la nef, vers 1120. La corbeille, en partie bûchée, offre sur la face centrale, Daniel présenté debout et de face, vêtu d’une courte tunique échancrée au col. Il tient de la main droite la gueule d’un simple serpent mort et tire, de la gauche, l’extrémité torsadée de la barbe d’une tête d’angle  (peut-être reliée à un corps de serpent ou accostée d’un nœud d’entrelacs). Par ce geste, Daniel semble renverser l’idole de Bel et jeter son culte à bas, en la tirant par une barbe évocatrice des figures babyloniennes ou bien détourne la figure du roi du culte de Bel, jeté à bas. Dans les espaces situés entre les figures, un décor orne le fond des deux faces étudiées : un motif de rayons domine ainsi le corps du serpent dressé et plusieurs motifs végétaux schématisés entourent encore le prophète.



- Chapiteau (faces ouest et sud) de Rozier-Côtes-d’Aurec (Loire), mur gouttereau nord de la nef unique, milieu du XII° s. Daniel s’apprête à lancer, de la main droite, une boule de pain empoisonnée au dragon latéral (prêt à dévorer une boule qu’il tient déjà entre ses pattes) et saisit vigoureusement de la gauche un élément torsadé (comme sur la pyxide en ivoire du VI° s. de Moggio et comme sur le chapiteau de la fin du XII° s. de la cathédrale de Chur). Cette torsade semble être une colonnette dépourvue de chapiteau qui se répète, encadrant symétriquement la scène ; Daniel renverse probablement la colonne qui porte la statue de Bel. Il est à noter que les motifs qui entourent ici la tête du prophète et dominent celle du dragon sont nettement des motifs cosmiques. Le style du chapiteau, comme de l’ensemble sculpté de l’édifice, évoque celui des églises pyrénéennes (Sud-Ouest, Comminges, Espagne du Nord)La face est du chapiteau (non visible ici) est seulement ornée de feuilles simples, identiques à celles des angles inférieurs de la face centrale sud.


LES PERSONNAGES
Dans ces œuvres romanes, Daniel est indifféremment représenté barbu ou imberbe, tête nue, coiffée d’un bonnet (juif) ou exceptionnellement nimbée (Bible de Roda). Il est vêtu d’une tunique longue (Espagne du Nord et Sud-Ouest de la France) ou bien coupée au genou (Centre de la France), et souvent dans ce cas échancrée au col et ceinturée à la taille. Il est parfois également vêtu d'un manteau mais n'est qu'exceptionnellement revêtu du costume persan (Bible de Reims). Il porte enfin quelquefois (comme Habacuc), autour du cou, un sac de tissu hémicirculaire où les pains empoisonnés destinés au dragon sont entassés et visibles (chapiteau déposé du cloître de Jaca, Aragon ; relief de Saint-Paul-lès-Dax, Landes ; Bible de Reims). Son nom apparaît parfois gravé sur le chapiteau (chapiteau déposé de Quittimont, chapiteau suisse de Chur, Grisons).

Daniel est enfin quelquefois accosté (comme le serpent) de symboles cosmiques et d'étoiles (Gourdon, Saône-et-Loire ; Saint-Désiré, Allier ; Rozier-Côtes-d'Aurec, Loire) à l'image des œuvres paléochrétiennes et mérovingiennes. Il est enfin parfois accosté d'anges (même en l'absence d'Habacuc (Rebordàns, Galice ; Yermo, Cantabrie) ou d'un aigle, comme sur la pyxide en ivoire du VI° s. de Moggio (Neuilly-en-Dun, Germigny, Chur, Yermo) ou d'oiseaux affrontés buvant au calice (La Celle-Condé, Cher) qui évoquent l'épisode de la Fosse et plus globalement les victoires divines de Daniel.

Le roi, parfois présent aux côtés de Daniel, est généralement barbu (barbe souvent bifide). Il est parfois identifié par les insignes du pouvoir, trône, sceptre ou couronne (Bible de Roda) et peut être en plus identifié par une inscription (chapiteau de Chur, Grisons). 

L’idole de Bel est représentée désormais mais reste rare elle-aussi ; elle adopte soit une forme humaine masculine, coiffée de plumes, vêtue (Bible de Roda) ou non (Châteaumeillant, Cher), soit une forme simiesque (singes cordés de Neuilly-en-Dun et Germigny-l'Exempt, Cher), soit encore une forme monstrueuse et démoniaque, dentée ou cornue (Saint-André-de-Bâgé, Ain ; Yermo, Cantabrie ; Chur, Grisons). L'idole de Bel apparaît parfois tombée (Yermo, Cantabrie) ou en train de chuter de son autel (Bible de Roda) ou de la colonnette qui lui sert de piédestal (Chur, Grisons).


Le serpent sacré des babyloniens reste un simple reptile 
(chapiteaux de Jaca, Aragon ; Loarre, Aragon; Gourdon, Saône-et-Loire ; Saint-Désiré, Allier ; Rebordàns, Galice) avec parfois une tête monstrueuse qui rappelle certains monstres mérovingiens (La Celle-Condé, Cher) mais il apparaît le plus souvent comme un grand dragon pourvu de deux ailes (greffées sur le dos ou le haut des pattes), avec deux pattes antérieures griffues et corps et queue de serpent (sans ailes à Beaulieu, Corrèze), formant parfois de nombreux anneaux et occupant une large partie de la corbeille (exemples aquitains).
 
La scène représente généralement le serpent en train de manger l'une des boules empoisonnées mais il apparaît également tenu par Daniel (Saint-Benoît/Loire, Loiret ; Gourdon, Saône-et-Loire ; Saint-Désiré, Allier ; portail de Jaca, Aragon), peut-être même déjà mort.

D'autres figures apparaissent parfois dans les épisodes étudiés : Habacuc, un moissonneur, un évêque (chapiteau suisse de Chur, Grisons), des figures de babyloniens adeptes de Bel et du dragon. Parfois réduites à de simples têtes apparaissant derrière les personnages principaux, ces figures ne sont pas toujours identifiables.  



- Chapiteau de Yermo (Espagne, Cantabrie), portail sud, ébrasement gauche, vers 1203.
Daniel en prière, domine à l'angle deux grands lions ; il est accosté à gauche d'un ange tenant la bordure de la fosse et présentant le Livre, et à droite d'une figure démoniaque tombée.
Le chapiteau voisin montre le châtiment des babyloniens livrés aux lions par la chute et la dévoration d'un personnage.



AMBIGUÏTÉ DES SCÈNES 
Les motifs qui ornent les scènes de Daniel 14 sont souvent semblables à ceux de beaucoup d'autres et donc ambigus, ce qui explique notamment que les scènes étudiées n'ont été que rarement identifiées. En effet, les lions, dragons et serpents ou les figures symétriques accostées de deux monstres sont légion dans l'art roman. A l'inverse, sur des chapiteaux clairement consacrés à Daniel, il arrive que les lions se mélangent avec des rinceaux végétaux ou que leur queue se transforme en serpent et la première impression peut faussement laisser croire à une représentation de Daniel et le dragon.

Une scène présentant un homme empoisonnant un dragon n'est pas non plus toujours la preuve de la présence de Daniel. Ainsi dans une Bible du Mont-Saint-Michel ornant l’initiale du Livre de Michée (Bordeaux, BM, Ms. I, fol. 240v, U de Uerbum, vers 1070-1100) ou dans la Bible anglaise de Bury St Edmunds (Cambridge, Corpus Christi College, Ms. 2, fol. 328v, vers 1130-1135), il s'agit bien de la représentation de Michée, même s'il est probable qu’il y ait là l'influence de l’iconographie de Daniel.

Dans le Psautier anglais de Saint-Alban (Hildesheim, bibliothèque de la cathédrale, vers 1130), l'initiale S du psaume 58(57) est ornée d'un homme présentant un pain au dragon (en relation avec les versets 4-6) ; il ne s'agit pas d'une représentation de Daniel mais plus probablement de celle d'un impie faisant une offrande au démon, l'adorant et le nourrissant.

L’ambiguïté peut même perdurer après l'identification des scènes, cette fois sur l'identité d'une figure ou sur la symbolique d'un motif.

Ainsi, la présence d’un dragon dans une initiale enluminée du Livre de Daniel ou de son Prologue ne doit-elle pas être considérée comme une allusion systématique au chapitre 14, même lorsque Daniel est représenté ; le dragon y est en effet généralement symbolique des puissances du Mal, de Babylone et ses souverains, comme notamment Nabuchodonosor (Dn.1,1) ou Antiochus IV Épiphane (Dn.7,7-8).
Le pain tendu par Daniel, en l'absence de la figure du serpent, est la preuve du passage d'Habacuc et du rôle salvateur de la parole divine et non celle de l'épisode du Serpent.

Le motif le plus ambigu des scènes de Dn. 14 est certainement celui du motif torsadé tenu ou tiré par une main. Il se trouve sur quatre chapiteaux : Saint-Désiré, Saint-Genès-de-Châteaumeillant, Rozier-Côtes-d'Aurec et Chur.

A Saint-Désiré et à Châteaumeillant, le motif est nettement celui d'un pan de barbe bifide d'une tête d'homme d'angle ; cependant alors que ce pan de barbe est tiré par Daniel à Saint-Désiré (comme d'ailleurs à Saint-Benoît/Loire), il est tiré par Bel à Châteaumeillant. Sur la face opposée de même chapiteau de Châteaumeillant, le motif torsadé est cette fois la colonnette d'un édifice qui peut être celui du palais du roi, du temple de Bel ou de la ville de Babylone.

A Rozier-Côtes-d'Aurec, le motif torsadé semble une colonnette qui occupe les deux angles de la corbeille ; est-il là une évocation des colonnes du temple de Bel que Daniel détruirait comme un autre Samson ou bien celle d'une colonnette portant l'idole de Bel, comme c'est clairement le cas à Chur, et comme c'était déjà le cas sur la pyxide de Moggio au VI° siècle ? 

Ces colonnettes évoquent-elles seulement un cadre de composition, comme c'était le cas sur les sarcophages paléochrétiens où elles rythmaient et séparaient les scènes ?

Que déduire de tout cela, le motif torsadé étant tour à tour l'évocation de la figure du roi et de celle de l'idole de Bel et de son temple ? Est-ce tout simplement l'évocation du contexte mésopotamien de la scène ? 

Alors que nous pensions cerner le sens de ces scènes, tout nous échappe ! Essayons par exemple de détailler les scènes du chapiteau de Châteaumeillant (Cher, milieu du XII° siècle), uniquement visibles sur des agrandissements photographiques. 


- Chapiteau (faces ouest et sud) de l'église Saint-Genès de Châteaumeillant (Cher), grande arcade de la nef centrale, côté nord, milieu du XII° s. 
(description détaillée ci-dessous).



La composition en est étrange, l'un des deux lions de la scène de Daniel occupant le centre de la corbeille ! L'extrémité de la queue de ce lion s'épanouit en fleuron et dessine au-dessus de son corps une double volute ; l'une de ces volutes semble se terminer par une petite tête de serpent ou se souder avec le corps de ce dernier et va finalement marquer le centre du dé, accostée à droite d'une petite tête démoniaque (Bel ?). Notons que le lion semble tenir une boule de l'une de ses pattes avant (pain ?) et qu'il semble en tenir une autre dans la gueule, à moins que ce ne soit l'extrémité de la ceinture de la tunique de Daniel.

L'angle droit de la corbeille est occupé par la figure de Daniel (la tête sous une coque végétale de tradition berrichonne), et la face latérale droite est occupée par le deuxième lion (vertical) au-dessus duquel se découvre la petite tête d'un nouveau personnage (roi ?) sous un élément d'architecture porté par deux très petites colonnettes torsadées (Babylone ?). Notons que Daniel tient de la main gauche la queue de ce deuxième lion, queue qui se confond au final avec l'autre extrémité de la ceinture qui enserre la tunique du prophète.


- Chapiteau (faces nord et ouest) de l'église Saint-Genès de Châteaumeillant (Cher), grande arcade de la nef centrale, côté nord, milieu du XII° s. (description détaillée ci-dessous).



L'angle gauche de la corbeille nous offre lui, une figure symétrique à celle de Daniel qui se révèle être uniquement une grosse tête humaine à la barbe bifide. Sur la face latérale gauche, un être nu et étrange couronné de plumes (Bel ?) se dirige vers l'angle et tient l'un des deux pans de barbe de la grosse tête humaine (roi ?). Est-ce la conquête impérative et décisive du roi, ici par Bel (ailleurs par Daniel) qui est évoquée par ce geste ?



LISTE DES ŒUVRES ROMANES RECENSÉES

Il semble probable qu'il existe des chapiteaux italiens, allemands et britanniques des scènes de Dn. 14 mais aucune ne semble avoir été identifiée à ce jour.

MANUSCRITS (ITALIE)
- Jérôme, Commentaires sur le Livre de Daniel, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. Lat. 173, fol. ?, vers 1001-1015.
- Bible de la cathédrale San Fortunato de Todi, Vatican, Bibl. Vat. Lat., 10405, fol. 160 v° (lettre A du Livre de Daniel ?), XI° siècle.

MANUSCRITS (ESPAGNE)
- Bible de l'abbaye Saint-Pierre de Roda (Catalogne), Paris, B.N.F., Ms. Lat. 6 (3), fol. 66 v° (6 vignettes/10), milieu ou troisième quart du XI° siècle.

MANUSCRITS (FRANCE)
-  Bible de l'abbaye de Reims, B.M. Reims, Ms. 18, fol. 62 v°, Est de la France, initiale D de Danihele de la Préface de Jérôme au Livre de Daniel, vers 1120-1140.
- Bible de l'abbaye Saint-Bénigne de Dijon, B.M. Dijon, Ms. 2, fol. 324, initiale A de Anno du Livre de Daniel, vers 1125-1150.

SCULPTURES (ESPAGNE)
- Chapiteau de  la cathédrale de Jaca (Aragon), portail occidental, vers 1100 (1095-1115).
- Chapiteau déposé provenant du cloître de la cathédrale de Jaca (Aragon), (fonts baptismaux de l’église Santiago y Santo Domingo de Jaca), début du XII° s.
- Chapiteau de l'église San Pedro del Castillo de Loarre (Aragon), arcature basse intérieure de l’abside, côté sud, vers 1110.
- Chapiteau de l'abbatiale San Bartolomeu de Rebordàns (Galice), chapelle sud du choeur, seconde moitié du XII° siècle.
- Chapiteau de Yermo (Cantabrie), portail sud, ébrasement gauche, vers 1203.

SCULPTURES (FRANCE)
- Chapiteau de l'étage du porche de l'abbatiale Saint-Benoît/Loire, XI° s. (fin du XI° s. ?).
- Chapiteau de l'église Notre-Dame de Gourdon (Saône-et-Loire), (retombée nord de l'arc triomphal ?), vers 1100 (1090-1110).
- Chapiteau de l'église de Neuilly-en-Dun (Cher), mur gouttereau nord de la partie droite du chœur servant de transept, premier tiers du XII° s.
- Chapiteau de l'église de Germigny-l’Exempt (Cher), porche, premier tiers du XII° s.
- Chapiteau de l'église Saint-Denis de Condé, La Celle-Condé (Cher), portail ouest, début XII° s.
- Chapiteau de l'église Saint-Genès de Châteaumeillant (Cher),  grande arcade de la nef centrale, côté nord, milieu du XII° s.
- Chapiteau de Ciron (Indre), (thème non identifié), mur goutterot nord de la nef unique, fin du XII° s.
- Chapiteau de l'église de Saint-Désiré (Allier), mur gouttereau nord de la nef, vers 1120.
- Chapiteau de l'église de La Sauve-Majeure, La Sauve (Gironde), années 1120-1130, baie axiale de l’abside, colonnette sud.
- Chapiteau de l'église de Saint-Girons d’Hagetmau (Landes), crypte, vers 1120-1130.
- Deux des onze reliefs sculptés de l'église de Saint-Paul-lès-Dax (Landes), pourtour de l’abside, côté nord, vers 1120-1130.
- Chapiteau de  l’église Saint-Vincent du Mas d’Agenais (Lot-et-Garonne), arcade de communication entre le chœur et l’absidiole sud, vers 1120-1130.
- Chapiteaux de l'église de Saint-Pierre-de-Quittimont, Lacépède (Lot-et-Garonne), chapiteau nord de l’arc triomphal, et chapiteau colossal déposé et mutilé, transformé en fonts baptismaux, vers 1120-1140.
- Chapiteau de l'église de Laurenque, Gavaudun (Lot-et-Garonne), portail ouest, vers 1120-1140.
- Deux chapiteaux de l’église Saint-Vincent de Saint-Sardos (Lot-et-Garonne), dont un déposé, mutilé et transformé en fonts baptismaux, vers 1120-1140.
- Reliefs mutilés du contrefort ouest du porche sud de l'église de Beaulieu-sur-Dordogne (Corrèze), milieu du XII° s.
- Linteau de l'église de Saillac (thème non identifié) (Corrèze), portail occidental (remanié), XII° s.
- Colonne avec chapiteau et base ornés de Saint-André de Bagé (Ain), arcature de l'abside, milieu du XII° s.
- Chapiteau de Rozier-Côtes-d’Aurec (Loire), mur gouttereau nord de la nef unique, milieu du XII° s.

SCULPTURES (SUISSE) :
- Chapiteaux du pilier sud de l’entrée du chœur (partie droite) de la cathédrale de Chur (Grisons, fin XII° siècle).

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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